Parole contre parole
Balak, roi de Moav, vient d’apprendre la victoire des Bné Israël sur Si'hon et Og. Ce peuple d’esclaves fraîchement affranchis semble être doté d’une puissance particulière, pense-t-il. Cependant, Balak sait que la force des Hébreux ne réside pas dans leur aptitude physique mais bien dans leur parole. Pour les vaincre, il faut donc utiliser leur propre arme : parole contre parole !
Ayant peur d’être attaqué et conquis à son tour, le roi de Moav pense affaiblir les Bné Israël en les maudissant au préalable. Il fait donc appel aux services de Bilam, prophète réputé pour la force de sa parole. Nos Sages disent en effet que Bilam possédait la dimension spirituelle de Moché Rabbénou : « לא קם בישראל כמשה עוד », « Il ne s’est point levé au sein d’Israël d’hommes aussi grands spirituellement que Moché Rabbénou » - au sein d’Israël, il n’y eut que Moché, mais au sein des autres Nations, il y eut Bilam.
Ce dernier était un homme intelligent et profond qui était parvenu à une perception de D.ieu très élevée. Notre paracha cite textuellement plusieurs dialogues directs entre Bilam et D.ieu ! Néanmoins cette proximité divine n’empêchait pas Bilam de mener une vie totalement dépravée (certains commentateurs disent même qu’il entretenait une relation physique avec son ânesse). Sa spiritualité était puisée dans des sources extrêmement négatives et impures, et Balak pensait à juste titre que la parole de Bilam aurait un effet destructeur très puissant sur le peuple juif.
Une haine plus ancrée
Balak envoie donc à Bilam plusieurs émissaires avec le message suivant : « Viens donc, je te prie, et maudis ce peuple, car il est plus puissant que moi : peut-être parviendrai-je à le vaincre et le repousserai-je du pays. Car, je le sais, celui que tu bénis est béni, et celui que tu maudis sera maudit. ». Bilam ne semble pas pressé de prendre la route vers Moav et propose aux messagers de passer la nuit chez lui. Il doit en effet s’entretenir avec D.ieu avant de leur rendre une réponse. La même nuit, D.ieu demande au prophète : « Qui sont ces hommes là chez toi ? », et Bilam de répondre : « C'est Balak fils de Tsipor, roi de Moav, qui m'envoie dire : Déjà ce peuple, sorti de l'Egypte, a couvert la face du pays. Viens donc, maudis-le moi : peut-être pourrai-je l'attaquer et le repousserai-je. ».
Nos Sages remarquent une différence entre les paroles de Balak et celles rapportées par Bilam. Alors que Balak souhaite vaincre les Bné Israël afin de les repousser du pays, c’est-à-dire les battre géographiquement, Bilam lui, veut les repousser, c’est-à-dire en finir totalement avec eux, les anéantir. Nos Sages en déduisent que Bilam haïssait encore plus les Bné Israël que Balak.
« Car il est (déjà) béni »
Pour toute réponse, D.ieu s’adresse catégoriquement à Bilam : « Tu n'iras point avec eux. Tu ne maudiras point ce peuple, car il est béni ! » Les commentateurs voient dans ce passage un dialogue sous-jacent entre D.ieu et Bilam. D.ieu ordonne en premier lieu à Bilam de ne pas partir avec les émissaires de Balak, ce à quoi Bilam répond : « Je maudirai donc les Bné Israël depuis l’endroit où je me trouve ». Mais D.ieu lui interdit formellement de maudire. Bilam prend le contre-pied : « Dans ce cas, je les bénirai ». Mais D.ieu de conclure : « Quand bien même tu les bénirais sincèrement, ta bénédiction n’aura pas d’impact car ce peuple est déjà béni. »
Le mérite de l’ancêtre
Le lendemain matin, Bilam décline l’offre des messagers de Balak qui reviennent bredouille chez leur souverain. Celui-ci revient à la charge en envoyant une nouvelle délégation chez Bilam. A nouveau, le prophète se fait désirer et prétend devoir s’entretenir avec D.ieu. La même nuit, D.ieu se dévoile à Bilam et lui dit : « Puisque ces hommes sont venus pour te mander, va, pars avec eux ! Et cependant, les ordres que je te donnerai, ceux-là seulement, tu les accompliras ! ». Ayant reçu la pseudo-approbation de D.ieu, « Bilam se leva le matin, sangla son ânesse, et partit avec les princes de Moav ».
Ce verset nous rappelle un passage de la paracha Vayéra, au moment où Avraham Avinou se met en route pour aller sacrifier son fils Its’hak : « Abraham se leva de bonne heure, sangla son âne, emmena ses deux serviteurs et Isaac, son fils […] ».
Selon nos Sages, cette similitude n’est pas anodine. Cela veut sans doute nous apprendre que le mérite d’Avraham Avinou a protégé le peuple juif des mauvais desseins de Bilam. L’action de notre patriarche a en effet précédé celle de Bilam, pas seulement dans la chronologie des évènements mais aussi dans l’horaire de la journée ! Au sujet d’Avraham, il est écrit « וישכם » « il se leva de bon matin », alors que pour Bilam, le verset dit « ויקם » - « il se leva », Avraham s’est donc levé plus tôt que Bilam et a ainsi protégé ses descendants.
Oublier le protocole
Une question supplémentaire se pose sur ces deux versets : Bilam et Avraham étaient tous deux des hommes importants et aisés qui devaient certainement disposer d’un grand nombre de serviteurs. Pourtant, dans les deux cas, eux-mêmes sanglèrent leur animal avant de se mettre en route, alors qu’il aurait semblé normal que cette tâche soit reléguée à un domestique.
Nos Sages déduisent ici une double idée : « האהבה והשנאה מקלקלות את השורה ». L’amour comme la haine nous font oublier la norme, le protocole établi, les règles de bienséance. Un homme motivé par un amour ou une haine très fort(e) est ainsi capable d’accomplir certaines choses qui ne lui siéent pas de faire en règle générale. Poussé par l’amour pour son Créateur, Avraham tint à sangler lui-même son âne. Parallèlement, Bilam oublia son rang et sangla lui-même son ânesse, tant sa haine pour le peuple juif était grande.
Plus têtu qu’une mule (ou qu’une ânesse...)
Bilam s'empresse donc de chevaucher son ânesse pour rejoindre Balak mais D.ieu n'apprécie guère cet enthousiasme et va tenter de convaincre Bilam de rebrousser chemin. A trois reprises, un ange – que seule l'ânesse parvient à voir – se place en travers de sa route. L'animal tente sans succès de se frayer un chemin, blessant au passage son maître qui se met furieusement en colère contre sa monture. La troisième fois, l'ânesse s'adresse miraculeusement à Bilam et se plaint de son mauvais traitement. D.ieu ouvre alors les yeux de Bilam qui remarque enfin l'envoyé du Ciel et comprend la raison de tous ces désagréments. Bilam reconnait son tort et propose à l'ange de rebrousser chemin. Pourtant l'ange ne le décourage pas dans son projet : « Va avec ces hommes! Et cependant, la parole que je te dicterai, celle-là seule tu la diras. ».
En lisant la parachat Balak, on a du mal à comprendre la logique de l'histoire. Si D.ieu n'est pas d'accord que Bilam accompagne les émissaires de Balak, pourquoi donne-t-il finalement son feu vert en lui permettant de prendre la route ? Par la suite, si D.ieu envoie un ange pour lui faire barrage, pourquoi ce même ange l'encourage finalement à poursuivre son chemin ?
En réalite, la réaction de D.ieu à l'égard de l'homme, et les événements qui s'en suivent, dépendent entièrement de la volonté de l'être humain. Lorsqu'un individu est motivé à faire le mal, D.ieu le met en garde et tente de le freiner dans son élan. Mais lorsque ce même individu s'obstine à persévérer dans ses mauvaises intentions, D.ieu lui laisse 'carte blanche' car tel est la règle du libre arbitre.
A ce sujet, nos Sages énoncent un principe fondamental :
« בדרך שאדם רוצה לילך מוליכין אותו » - « Si un homme est résolu à emprunter un chemin, on l'y conduit ». Qui est donc ce 'on' si mystérieux ? Il s'agit des anges qu'un homme crée au moment où il exprime la volonté d'accomplir une action. Que celle-ci soit positive ou négative, les anges donneront à leur créateur l'énergie et la force nécessaire de réaliser l'action.
Bilam se montra plus têtu qu'une mule (ou qu'une ânesse...) dans sa volonté de maudire le peuple juif. Après plusieurs mises en garde, D.ieu lui laissa donc le choix de poursuivre son projet, car rien ne pouvait plus le convaincre d'abandonner ses mauvaises intentions.