AVRAHAM LE PREMIER OLE DE L'HISTOIRE...
La Paracha Lekh Lékha fait surgir sur la scène de l'histoire le personnage de notre ancêtre Avraham. Celui-ci est désigné par le Texte sous le terme d'Hébreu (HiVRi). C'est à cette dimension hébraïque de l'identité juive que cet article est consacré.
L'homme du passage
Avant toute chose, quelle est la signification du mot HiVRi? Le Midrach (Midrach Rabba 42:8) s'en explique de la manière suivante: "Alors que le monde tout entier se tenait sur l'une des rives (HéVèR) du fleuve, Avraham lui (après avoir traversé le fleuve) se tenait sur l'autre rive."
A l'évidence, la préoccupation première de ce texte n'est pas de nous fournir des informations d'ordre purement géographiques concernant le voyage auquel D. convie Avraham depuis sa terre d'origine jusqu'en Terre d'Israël. C'est à sa démarche spirituelle que ce Midrach s'intéresse, l'exprimant d'emblée en terme de passage (MaHaVR). L'itinéraire spirituel d'Avraham suppose la réussite des trois moments-clé que comporte toute traversée: bien évidemment, préalable obligé, l'arrachement à la rive d'origine, puis la traversée proprement dite, et enfin l'instant où il s'agit de prendre pied sur l'autre rive.
L'arrachement
Le devoir d'arrachement à la première rive du fleuve, telle est la caractéristique première de toute démarche spirituelle se situant dans le droit fil de celle d'Avraham. Se montrer capable, pour la cause de la Vérité et du Bien, de quitter son lieu d'origine (lieu géographique, mais aussi culturel et spirituel), abandonnant par là-même la sécurité et le confort que procure le sentiment d'appartenance à une collectivité, aussi négative soit-elle, pour gagner l'"autre rive" au risque de se retrouver, provisoirement tout au moins, dans la plus complète solitude. Tel est le premier défi auquel se trouve confronté quiconque entame un authentique mouvement vers D. C'est d'abord cela être Ivri.
Mais c'est aussi savoir et pouvoir afficher ses convictions, fut-ce "seul contre tous", ne jamais se laisser dicter par la majorité ses modes de pensée et de comportement. C'est en somme faire toujours le difficile choix de la Vérité, même si le prix à payer est celui de la solitude et de l'incompréhension générale.
La traversée
Une fois fait le premier pas, le plus difficile n'est-il pas de persévérer? Comment faire pour que l'enthousiasme de départ, au gré des obstacles rencontrés, ne s'épuise pas en un sentiment de découragement destructeur, qui nous reconduirait à la rive que nous venons tout juste de quitter?
Concernant le personnage d'Eliézer, le fidèle serviteur d'Avraham, le Rav E.LOUPIAN (Lev Eliahou sur la Paracha Lekh Lékha) pose la question suivante: Eliézer nous est présenté non seulement comme le serviteur mais aussi comme le disciple de prédilection d'Avraham. Ainsi la Torah le désignant (Béréchit.15:2) comme originaire de Damas(DaMéCHèK), le Talmud (Yoma 28:b) commente: "Cela signifie qu'il puisait (Dolé) à la Thora de son maître Avraham et en abreuvait (MaCHKé) autrui." Mais alors, comment comprendre qu'il ne soit jamais plus par la suite fait mention de la descendance d'un tel juste?
La réponse à cette question tient dans cet adage des Sages (Pirké Dérabbi Eliézer): "Aussi haut que tu lanceras le bâton vers le ciel, il finira toujours par retomber à terre." S'il est vrai que du vivant d'Avraham, son serviteur Eliézer, propulsé en quelque sorte vers l'En-Haut par son maître, a connu une réelle ascension spirituelle, celle-ci n'a pu perdurer après la disparition de ce dernier. En l'absence de la force impulsée par Avraham qui portait Eliézer, celui-ci ne pouvait que retourner vers son inclinaison naturelle, l'idolâtrie. La mort d'Avraham signe ainsi la mort spirituelle d'Eliézer et de toute sa descendance. C'est d'ailleurs pour cette même raison qu'Avraham n'a jamais voulu consentir au mariage de son fils Itsh'ak avec la fille d'Eliézer, ce qui avait été le vœu le plus cher de celui-ci.
Pour le dire autrement, toute avancée authentique dans un parcours spirituel doit, pour se révéler durable, passer par l'acquisition de l'autonomie. Ce n'est qu'à cette condition que nos "départs" seront définitifs et réellement sans retour.
Mais il est une autre condition à remplir: celle de la progressivité. A ce propos, Rabbi Tsadok HaCohen enseigne (Tsidkat Hatsadik 1): S'il est vrai que, dans son moment initial, toute démarche de retour vers D. doit se faire dans l'empressement (H'ipazon), car il s'agit alors de saisir dans l'urgence la chance de retour qui nous est offerte en cet instant miraculeux, il ne doit pas en aller de même pour la suite du parcours qui, quant à lui, doit se dérouler de manière très graduelle. C'est ainsi qu'il explique la raison pour laquelle il n'est fait mention de la notion d'empressement qu'à propos du Korban Péssah' (sacrifice pascal) apporté en Egypte; et non pas à propos de ceux offerts les générations suivantes.
C'est en voulant aller trop vite, en brûlant les étapes, que nous risquons de ne jamais parvenir au but que nous nous sommes fixés, nous décourageant devant les premières difficultés venues. Avoir conscience, au début du voyage, que celui-ci risque d'être semé d'embuches, et qu'il faudra parfois savoir, pour mieux avancer, prendre un détour ou emprunter un chemin de traverse, c'est se prémunir contre les risques de désillusion et d'échec.
C'est cette idée que le Midrach (Midrach Béréchit Rabba 39:8) met en valeur lorsqu'il place dans la bouche d'Avraham le verset suivant: "Si je pouvais avoir des ailes semblables à celles de la colombe…"(Téhilim 55:7) Et le Midrach de commenter: "Pourquoi semblables à celles de la colombe? C'est que, lorsqu'ils sont fatigués, tous les autres oiseaux se posent sur un rocher ou sur un arbre, tandis que la colombe, lorsqu'elle est fatiguée en plein vol, rabat l'une de ses ailes et continue de voler avec l'autre.
Sans jamais perdre de vue l'objectif qu'il s'est fixé, le disciple d'Avraham, face aux obstacles qui entravent son cheminement, saura déployer tous ses trésors d'adaptabilité de sorte à les contourner ou à les franchir. C'est ainsi qu'il sera en mesure, en toutes circonstances, de poursuivre son envol.
L'homme de la Emouna
La fin du parcours d'Avraham, extrêmement marquée par l'épreuve finale de la Akédat Itsh'ak, le sacrifice d'Isaac non abouti, porte témoignage de l'importance de cette dernière étape. En effet, lorsque l'Ange s'adresse à Avraham alors qu'il est sur le point d'égorger son fils, il lui dit:"Ne porte pas la main contre le jeune homme et ne lui fais rien" (Béréchit 22:12) Et Rachi de commenter: "NE PORTE PAS LA MAIN contre le jeune homme" signifie: pour l'immoler. Avraham dit alors: S'il en est ainsi, c'est pour rien que je suis venu jusqu'ici! Je vais tout au moins lui causer une légère blessure pour le faire un peu saigner. D. lui répondit alors: "NE LUI FAIS RIEN!"
Le Malbim, s'interrogeant sur cet excès de zèle pour le moins singulier d'Avraham, nous en offre l'explication suivante: il aurait été facile pour Avraham, dès lors qu'une porte de sortie lui était ouverte, de s'empresser de se soustraire sur l'instant à la Akéda. Au lieu de quoi il tergiverse, cherchant par tous les moyens à accomplir l'ordre divin d'une manière ou d'une autre. N'est-ce pas là la meilleure preuve que, placé dans la situation la plus extrême qu'un homme puisse connaître –tuer de sa propre main son propre enfant- Avraham ne réagit pas comme l'aurait fait le commun des mortels, mais se comporte en homme réellement habité par la crainte de D.: faisant fi, en cet instant crucial, de toute autre considération, la plus légitime soit-elle, il ne conforme sa conduite qu'à un seul et unique impératif: accomplir, autant que faire se peut, l'ordre de D.
C'est dans ce sens que le Malbim opère une relecture originale de la suite du verset précité: "Car maintenant Je sais que tu es un homme craignant D., car à MOI tu n'as pas refusé ton fils, ton unique." (ib.): Pour quelle raison, s'interroge-t-il, ce verset éprouve-t-il le besoin d'indiquer qu'Itsh'ak est le fils unique d'Avraham? Ne le savons-nous pas depuis belle lurette? C'est pourquoi il nous invite à déstructurer ce verset afin de le comprendre différemment: Je sais maintenant que tu es un homme craignant (vraiment) D., car si tu as refusé (Itsh'ak à la mort, c.a.d. si tu t'es résolu à ne pas le sacrifier), ce n'est pas parce qu'il était ton fils, ton unique, mais uniquement pour obéir à l'injonction émanant de MOI (de ne pas le faire). La preuve qu'Avraham est réellement habité par la crainte de D. ne réside donc pas tant dans l'obéissance à l'ordre initial (celui de sacrifier Itsh'ak) que dans sa réticence à ne pas s'y soumettre.
Ainsi, l'épreuve de la Akéda témoigne de façon lumineuse qu'au terme de son parcours, Avraham a fini par trouver son port d'attache, son seul havre de paix possible: celui de la Emouna, de la totale confiance en D.
L'invitation au voyage
Savoir quitter son territoire d'origine sans l'emporter à la semelle de ses souliers, savoir traverser airs, mers et déserts sans se laisser détourner pour cause d'intempéries de l'objectif fixé, et savoir aborder d'un pied ferme sur "l'autre rive du fleuve": c'est peut-être tout cela qui fait du juif un HiVRi, digne descendant d'Avraham.
Cet article a été rédigé par R. Avraham COHEN-ARAZI